Noël                 de Liliane

 

 

 

 

NOËL

        On ne peut pas dire qu’il était beau.

Trop maigre d’abord, avec un museau de chèvre. Mais cela ne le gênait pas. Il n’avait qu’à apparaitre pour que toutes les minettes, même celles des beaux quartiers, tombent en pamoison. Cela provenait sûrement de sa voix, un peu rauque, révélant une grande expérience de la vie, et surtout de la couleur de ses yeux : noisette. Rarissime.

       Cause ou effet de ses succès amoureux ? Sa démarche avait acquis, au cours des années, cette grâce chaloupée, annonce incontestable d’une assurance que seuls détiennent ceux qui, avec le plus grand naturel, font fi du danger et de l’opinion d’autrui.

       Et enfin il s’appelait Noël. Parce que trouvé une nuit de vingt quatre décembre sur un couvercle de poubelle, frissonnant de froid et de peur. Il avait un peu moins d’un mois et tenait tout entier dans la main d’Etienne. Jeune écrivain talentueux, certes, mais qui, comme cela arrive bien souvent, vivait très, très mal de sa plume.

                                                                              

        Etienne frissonnait donc aussi cette nuit là, car cela faisait deux jours pleins qu’il jeûnait. Son dernier repas remontait en effet à l’avant-veille, et c’est seulement parce qu’il avait pris la peine d’émietter dans son assiette un vieux quignon de pain trainant dans le garde- manger qu’il conservait le souvenir d’un repas. Le placard, quant à lui, ne gardait plus que du vide et une vague odeur de moisi. Aussi Etienne avait-il décidé de le garnir en faisant le tour des poubelles du quartier. On y trouve parfois des choses intéressantes. Surtout les soirs de fête…

        Ce ne fut toutefois pas sa première impression lorsqu’il découvrit un chaton maculé de boue de la pointe des oreilles au bout de la queue, grelottant et poussant des miaulements déchirants. Ce n’était pas précisément le genre de délices qu’il attendait…Mais, comme sitôt dans la main du jeune homme, le petit chat s’était mis à ronronner comme un moteur de Boeing…

        …  Allons ! La providence saurait bien pourvoir à deux ventres affamés !

Etienne essuya l’animal du revers de sa manche gauche et le glissa dans la poche intérieure de sa veste. Puis il souleva le couvercle de la poubelle…et là, il n’en crut pas ses yeux ! Un festin l’attendait : foie gras, poularde en gelée et bûche au chocolat ! Le tout intact et reposant sur une jolie boite en carton enrubannée de rouge.

           Sans perdre un instant, il empila sur le trottoir les appétissants trésors avant de dénouer le ruban. Une superbe robe de chambre écossaise, en pure laine vierge, s’offrit à son regard émerveillé. Il l’enfila aussitôt. Elle lui allait un peu grand, surtout au niveau des manches…Tant pis ! Ainsi paré, et bien au chaud, il enfourna les victuailles dans le carton et s’enfuit en courant…avant que le rêve ne puisse s’envoler ou que le généreux donateur ne change brusquement d’avis. On ne sait jamais.

            Ce qui ne risquait pas de se produire. Pour l’heure, la généreuse donatrice méditait amèrement sur la muflerie des hommes, capables de rompre brutalement juste un soir de Noël. Puis elle décida de passer la nuit, faute de mieux, avec le magnum de Moët et Chandon qu’elle avait prudemment omis de joindre au sacrifice. Tandis qu’au même moment, Etienne et Noël (récemment baptisé) achevaient de réveillonner gaiement sur la table de la cuisine, à la lueur déclinante d’une bougie.  Pour parachever l’atmosphère de fête et parce que l’électricité-ainsi que le gaz- avait été coupée depuis belle lurette.

 

           Une fois le festin terminé, le jeune homme entreprit la toilette du chaton, action qui s’imposait à l’évidence avant de se glisser ensemble dans le lit. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant une fourrure neigeuse agrémentée d’une queue extraordinairement fournie, à rayures noires et grises, style raton laveur voire toque de Davy Crockett. Il se souvint qu’à une époque révolue ce genre de trophée garnissait les rétroviseurs des voitures. Il y vit là un heureux présage…

…qui se confirma le vingt six au matin lorsqu’il trouva dans sa boite aux lettres la réponse de l’éditeur : le manuscrit qu’il avait envoyé quelques semaines auparavant était accepté et un petit chèque accompagnait même la lettre en signe de bienvenue. D’autres ne tardèrent pas à suivre. Etienne fit rétablir les énergies domestiques, le garde-manger dans ses fonctions et se remit à écrire sur la table de la cuisine. Noël réalisa très vite qu’il s’agissait d’une activité sérieuse, réclamant à coup sûr son assistance. Il prit donc l’habitude de s’étaler de tout son long sur les feuilles couvertes de signes mystérieux et de prêter son menton aux caresses quand l’auteur se trouvait à court d’inspiration, tout en l’encourageant par des ronrons approbatifs et sonores…le talisman à rayures battant nonchalamment la mesure.

          L’amitié des deux compagnons grandit avec le temps. Ils se comprenaient et s’entendaient bien, sans effusions excessives. Ils se ressemblaient d’ailleurs beaucoup : indépendants, solitaires, un peu sauvages même. C’était du moins l’opinion de Noël qui aimait son ami de tout son cœur de chat et qui mine de rien, veillait sur lui nuit et jour. Depuis le matin notamment où il avait entendu la voisine de palier dire au facteur : « Oh M’sieur Etienne vous savez, il est toujours dans la lune ! » Bien que ne saisissant pas vraiment le sens de cette phrase, il avait senti une angoisse bizarre lui étreindre le cœur.

           Il est vrai que temps à autre, la nuit, Etienne quittait sa chaise, s’étirait et allait contempler la lune derrière la fenêtre, les mains dans les poches, un long moment, avant de se remettre au travail. Pourquoi  agissait-il donc ainsi ?

Et puis un soir le chat comprit enfin. Il comprit que si Etienne était tellement différent des autres humains, c’est parce que son vrai pays était la lune et qu’il écrivait sur les feuilles les histoires qu’elle lui racontait la nuit. De contentement, il ferma les yeux très fort et se mit à ronronner. Il comprit aussi que son compagnon avait besoin de lui car il était seul au monde. Mais il n’avait rien à craindre. Depuis quatre ans Noël veillait sur lui et ne le quitterait jamais.

 

         Un jour, vers la mi-décembre, en rentant de promenade, il trouva la maison vide. Il ne s’émut pas pour autant, cela se produisait quelquefois. Il se pelotonna sur la table et s’endormit. A son réveil, la maison baignait dans l’obscurité et son ami n’était toujours pas de retour. Etrange !! Une sourde inquiétude l’envahit. Il sauta sur le rebord de la fenêtre d’où il put voir la nuit épaissir puis décliner, tout en guettant un bruit de pas reconnaissable entre tous.

Il resta à son poste trois jours et trois nuits Sans bouger. Noël ne ressentait ni faim, ni soif, ni fatigue. Il était seulement malheureux. Il ne pouvait pas savoir la vérité. L’eut-il devinée, il aurait été bien plus triste encore. Il ignorait qu’un télégramme était arrivé l’autre jour, annonçant que LE Grand Prix Littéraire avait été attribué à son ami, que ce dernier avait fait sa valise en vitesse et avait pris le premier train pour la capitale ! Que sitôt arrivé là-bas, il était devenu la coqueluche du Tout Paris et n’avait nullement l’intention de revenir bientôt… Bref, qu’il avait oublié son chat.

       Noël attendit encore deux longs jours et finit par deviner la raison du départ de son ami : il s’en était retourné chez lui, bien sûr ! Dans son pays : la lune. Seul. Seul parce que lui, Noël, ne s’était pas trouvé là au moment de son départ. Il fallait partir le rejoindre de toute urgence ! Etienne avait besoin de lui. Il devait l’attendre là-haut, en s’étonnant de son retard ! Plus un instant à perdre, il fallait le retrouver. Et vite ! Du bord de la fenêtre, le chat mesura la distance qui le séparait de la grosse figure blanche. Impossible de sauter, même en rassemblant toutes ses forces. C’était vraiment trop haut !

Comment faire ?     Alors lui vint une idée, ou plutôt un souvenir.

 

Il quitta le logis et s’engagea dans la nuit froide. Il se souvenait d’une autre nuit, pareille à celle-ci, mais si ancienne. Une nuit terrible ! Il se rappelait les cris désespérés de sa mère tandis qu’une grosse main arrachait un à un les chatons de ses mamelles pour les enfouir dans un sac ; l’eau glacée qui s’était engouffrée peu après, et les hurlements de terreur, de souffrance qu’avaient poussés ses petits frères. Lui n’avait pas pleuré, n’avait pas crié, occupé seulement à déchirer, à l’aide de ses griffes et ses dents minuscules la toile qui les emprisonnait. Il avait pu sortir juste avant que le sac coule à pic, avec son contenu. Une fois dehors, il s’était mis à nager aussi vite que le lui permettaient le peu de forces qui lui restaient, et avait fini, au prix d’efforts immenses, à atteindre la berge. Là, il s’était endormi un bref instant, puis s’était mis à marcher, marcher, tremblant de froid et de peur, dans cette nuit d’un vingt quatre décembre illuminé par les guirlandes des rues en fête, manquant cent fois de se faire écraser par les roues des voitures ou les pieds des passants. ..Et enfin, il avait sauté sur le couvercle d’une poubelle, échappant de justesse aux crocs d’un molosse affamé.

    Mais avant de quitter le bord de l’eau, il s’était retourné et avait vu le canal, route liquide et sombre sur laquelle flottait la lune. Aujourd’hui il y retournait, par les mêmes rues en fête, afin d’aborder cette lune et de retrouver Etienne.

Il atteignit la berge et sans hésiter, plongea dans l’eau glacée. L’astre, tout proche, l’attendait. Il se mit à nager, fièrement, les moustaches toute droites. Longtemps, longtemps…La lune, si proche tout à l’heure, semblait s’éloigner au fur et à mesure qu’il avançait. La fatigue, le froid l’engourdissaient.

   Il sombra une première fois. Remontant à la surface, il poussa un miaulement de rage. Il fallait atteindre la lune avant que le jour ne l’efface ! Etienne l’attendait. Etienne qui ne pouvait vivre sans lui.

      Il miaula de nouveau pour se donner du courage et repartit, sauvage, sur le canal solitaire.

 

 

Liliane