Un petit amour de rien du tout                de Jean-Pierre

 

 

UN PETIT AMOUR DE RIEN DU TOUT

J’avais quinze ans.

Depuis plusieurs années, j’allais terminer mes vacances d’été dans un petit hameau, au fin-fond de l’Ardèche où vivaient chichement à l’année un couple de cousins,

Ils paraissaient toujours heureux de nous voir arriver car comme les hirondelles annoncent le printemps, nous leur annoncions l’arrivée des beaux jours d’été, le temps des moissons et, plus tard celui de la vendange d’une petite vigne qu’ils entretenaient avec amour.

Ils vivaient de peu : des quatre sous que leur rapportait le lait de leurs quatre vaches, et des quelques fromages de chèvre que fabriquait la cousine sur le bord de son évier, bien loin des règles d’hygiène drastiques actuelles dictées par les technocrates des commissions européennes ; ça ne les empêchait pas d’être succulents et j’en garde encore un souvenir gourmand,

Cette année-là, je m’étais équipé d’une guitare, et je passais mon temps à lire ou à improviser quelque mélodie souvent doucereuse témoignant de mon état d’esprit quelque peu mélancolique.

Un beau matin, alors que je m’adonnais à mes occupations musicales, j’entendis une voix féminine qui semblait provenir du petit chemin desservant la maison :

«  Hé ! Le guitariste, montre-toi ! »

Fort étonné, je me précipitais au coin de la maison et tombais nez à nez avec une nymphe.

Une belle jeune-fille brune, aux cheveux de jais tombant sur les épaules, au regard de braise, à la bouche pulpeuse et aux lèvres charnues, parfaitement dessinées.

Vêtue comme le sont les jeunes filles pendant les mois d’été, elle portait une robe légère et colorée, de petites sandalettes  de ballerine et elle dansait d’un pied sur l’autre, arborant un large sourire que je qualifierais de mutin.

Dans ma tête apparut aussitôt l’image de l’effrontée Catherine, jouée par Jeanne Moreau dans le film de François Truffaut JULES et JIM .J’étais conquis.

Elle m’apprit que nous avions le même âge, qu’elle habitait le hameau voisin, là-bas, au bout du chemin, et que chaque jour, à peu près à la même heure, elle venait chercher sa ration de lait quotidienne, après la traite du matin.

«  – Comment t’appelles-tu ?

    –Moi, c’est CHLOE et toi ?

    –Moi, c’est FELIX » 

 

Je lui proposai de l’accompagner sur la route du retour ; elle accepta bien volontiers.

Et nous marchâmes le long d’un chemin que j’eusse évidemment espéré plus long, en nous racontant les banalités d’usage.

J’attendais avec une grande impatience le lendemain matin et je me souviens même avoir ce jour-là, cassé deux cordes de ma guitare.

Elle revînt, je la guettai et la vis arriver de loin sautant de pierre en pierre : elle volait.

Au troisième jour, nous nous sentîmes tellement proches que nous avons quitté le chemin et là, sous le grand chêne, à l’abri des regards, nous échangeâmes notre premier baiser.

Au quatrième jour, de désirs en émois, notre promenade matinale se termina cette fois, dans la meule de foin, au coin du grand champ des grillons.

Le cinquième jour, le cœur serré et la gorge sèche, j’attendais sa venue. La nuit avait été longue, et cette matinée n’en finissait pas !

Et ce cinquième jour, elle n’est pas venue ….. et les jours suivants non plus.

Quelques jours plus tard j’appris par ma cousine, qui le tenait de sa mère, qu’avertie par une bonne âme du goût récent et inopiné de sa fille pour les travaux de fenaison, elle avait trouvé préférable de l’envoyer terminer ses vacances chez une vieille tante à deux-cents kilomètres de là.

Les jours ont passé, les vacances se sont terminées et je ne l’ai jamais revue.

Et aujourd’hui je suis là, 50 ans après, assis sur mon banc de pierre.

Le hameau est désert.

Les maisons sont fermées et les volets clos.

L a vieille sorcière délatrice est morte il y a longtemps, étouffée par tant de rancœur, de méchanceté et de montées de bile.

Et moi, je suis là, à ressasser des souvenirs que je croyais perdus, et les yeux fermés à sentir l’odeur de ses cheveux au creux de mon épaule, la douceur de sa peau dans le creux de mes mains et la chaleur langoureuse des baisers que l’on échangeait

J’ai dû t’aimer.

Il se met à pleuvoir Le ciel est triste et tout d’un coup j’ai froid.

Il faut que je rentre.

La pluie mouille mon visage,

Une larme roule sur ma joue.

Que tu es bête Félix, tout ça pour un petit amour de rien du tout ?

De rien du tout dis-tu ?

Mais un petit amour de rien du tout, ça n’existe pas !

 

 

Jean-Pierre