La tombe d'en face                            de Louis

 

 

 

 

La tombe d’en face

 

     Elle sort délicatement un mouchoir en papier de son sac et nettoie la chaise déposée là depuis des lustres , puis elle va jeter le mouchoir dans la poubelle à coté , puis elle se débarrasse de son imperméable qu’elle plie avec une précision millimétrée , puis elle le dépose sur le dossier de la chaise ,puis elle ôte son chapeau , ébouriffe méticuleusement sa chevelure blanche , puis elle s’asseoir , silencieuse. Elle remarque encore une sorte de mousse qui attaque le marbre. Pourtant elle l’avait bien nettoyé, pas plus tard que la semaine dernière, il faut recommencer. La plaque est là, enfin ! Ces idiots s’étaient trompés dans la date. En échange, elle a eu droit à une gravure haut de gamme !  : « Robert Méchin, 1946, 2018 ».

 Finalement, elle y gagne au change .Elle va chercher le bouquet de tulipes acheté la veille chez Germaine. Il aimait ça, les tulipes. Elle les dispose dans le vase juste au dessus de la photo, les arrange, se relève laborieusement avec un soupir. Si ça continue, bientôt ce sera la canne ! Elle se rassoit.

 

       « Tu sais mon chou, il s’en est passé des choses depuis la semaine dernière ! Ma tante Eulalie est morte. On s’en doutait depuis deux ans qu’elle était malade, mais quand même , çà fait un choc  .Du coup j’ai revu presque toute la famille, ils pensent à toi, ils m’ont dit de te transmettre leur bonjour .Heureusement , la vie continue .Un petit Fabien vient de naître, tu sais, la petite Sophie Récamier, et bien elle s’est mariée et ils ont deux enfants maintenant . Quoi encore, ah oui ; j’ai fait changer la chaudière, j’ai profité du crédit d’impôt, ça fait une sacrée ristourne, comme t’es plus là pour la réparer à chaque fois, finalement, comme ça c’est bien. La petite chouppette est toujours vaillante, malgré son âge, elle fait des trous partout mais elle n’a jamais trouvé de truffe ! Dommage ! Ça te fait rire hein ? t’avais raison, comme toujours ! » Ah pardon, le voilà !

 

 

         Hasard ? Coïncidence ? Le vieux monsieur marche à pas lents mais assurés, un demi sourire figé sur les lèvres, toujours impeccable , chemise  blanche, cravate rayée bleue et grise, complet genre prince de galle gris clair, chaussures cirées rutilantes, boutons de manchette en or , fines lunettes cerclées genre intellectuel, chevelure blanche immaculée, soigneusement coiffée .Il tient un bouquet de roses, le pose sur un banc a coté, puis sort une petite brosse de sa sacoche, et chasse méticuleusement la poussière et les feuilles amassées sur une tombe :  «  Marcelle Dufouillou : 1945,2010 . »

Le nettoyage terminé, il récupère les fleurs, et après avoir vidé le vase de la semaine dernière, il dispose savamment les roses, tout en chantonnant doucement un air qui sans doute correspondait à des souvenirs communs au temps où ils dansaient à la guinguette des bords de marne.

 « Un jour tu verras, on se rencontrera, quelque part n’ importe où, guidés par le hasard »

Il n’y avait pas de karaoké à l’époque ! Mais Gégé était là avec son accordéon : et on chantait tous en  chœur, et on dansait et on se contentait de peu et on était heureux. Louis se penche pour nettoyer un peu la photo, puis se redresse ...aie il n’aurait pas du se casser en deux comme ça ! Les vertèbres se révoltent et craquent, il va chercher une chaise et reste assis un moment ; ça tourne un peu dans sa tête, le docteur a dit: « doucement » ! bon, maintenant il va falloir parler, dire quelque chose, ne pas rester planté là, comme une potiche !

 

      «  Voilà… bon… qu’est ce que je pourrais te dire ? Les enfants ça va, finalement Brigitte est embauchée chez  un cabinet de comptable, elle est contente et commence lundi… Roland va bientôt divorcer, mais bon, on s’y attendait et c’est mieux comme ça : quand ça va pas faut tirer un trait et passer à l’étape suivante...voilà ...tu vois , tu m’accusais toujours d’être muet comme une carpe … voilà … quoi encore … ah oui… il y a une dame qui   vient chaque mercredi à la même heure, sur la tombe de son mari , sûrement, je l’aperçois juste en face  … … bon… il fait beau … un peu chaud, ça va être bientôt le printemps … je touche plus au jardin… trop mal au dos… les enfants veulent garder la maison, pour moi tout seul c’est trop grand , ils viennent le dimanche , ça me plaît bien mais les petits enfants sont très agités et ça me fatigue ...bon… je dois te quitter, je reviendrai la semaine prochaine … voilà... » La dame est toujours là, si j’osais j’irais la saluer, je me demande si ce n’est pas l’ancienne postière, du temps ou il y avait encore un bureau …. bon, je te laisse, je dois y aller, je t’embrasse, les enfants aussi.

 

        Louis ne sait pas trop comment partir ...le mieux serait de ne pas lever les yeux , ignorer la dame là bas , qui fait mine de regarder ailleurs , faire comme si elle n’était pas là, mais elle est là, elle attend, elle va poser ses yeux dans le vague , faire semblant de le traverser du regard comme si quelque chose l’ intéressait, au-delà de lui, plus loin, mais il n’y a rien, plus loin.

il va pour se relever, doucement, dou ..ce…ment, les pieds bien en appui sous les fesses, le dos droit, les lombaires bien alignées, normalement ça devrait aller, il se soulève en prenant appui sur les accoudoirs, gagné ! Pas l’ombre d’une douleur… rien … une fois debout ça va ….

 

       Elle est encore là, elle est toujours là, depuis des mois chaque mercredi à 11 h du matin, et lui aussi , il est là , chaque mercredi à 11 h , depuis des mois ,c’est comme un rituel, ou plutôt comme une addiction, ils sont là, face à face , à faire semblant de nettoyer leur tombe respective, elles sont rutilantes, les tombes, le marbre brille, les vases de fleurs sont changés chaque semaine, tulipes et roses, roses et tulipes, elle se lève tôt le mercredi, elle passe deux heures dans la salle de bains, à se pomponner, à mettre en valeur son décolleté , à habiller ses jambes de bas de fine soie, à souligner son regard d’un trait noir, fin, qui en accentue la profondeur, les yeux sont le reflet de l’âme. Il va se déplacer, il va se rapprocher peut être, il va s’incliner poliment, délicatement, il va l’inviter , ils vont parler, parler , des heures , puis les rires , puis les échanges complices, puis les projets , puis la fusion des cœurs , et pourquoi pas des corps  ça fait si longtemps !

 

     Ça y est ! Leurs regards se sont croisés par delà les tombes, l’air s’électrise, le vent souffle un peu plus fort, puis plus fort encore, elle vacille sur ses jambes longues ,gainées de soie, c’est comme si la terre tremblait, comme si elle s’ouvrait sur un vaste cratère, ça chaloupe, ça vibre, ça gronde , un tremblement de terre ? Il paraît qu’il y en a beaucoup dans la région. On ne les perçoit même pas, celui là est un peu plus fort, on verra ça dans les journaux demain. Le petit vase vert vient de se fracasser sur le marbre, décidément, c’est un séisme…. Ou alors ….ce serait ... mais non ….n’importe quoi ! …

 

« Robert ? … mon chou ?... c’est toi ? ... qu’est ce qu’il y a … pourquoi tu t’agites comme ça ? Calme-toi ! Tu me laisses le coté gauche hein ? Comme dans le lit avant, sur le coté droit je dors mal, à cause de mon dos, tu le sais, alors reste tranquille, le vase de maman est cassé ! J’en rachèterai pas d’autres, je te préviens ! Ah d’accord ! Je comprends, c’est ce monsieur qui t’énerve ? Mais enfin mon chou, ne sois pas stupide ! On ne s’est même pas adressé la parole ! Il a l’air très gentil, très délicat, poli, bien habillé, il me regarde et alors ! Il a le droit ! Allez mon chou, ne t’inquiète pas, c’est un petit amour de rien du tout !

 

La dame gratte encore un peu la tache de moisi de la tombe, ramasse les éclats de porcelaine du petit  vase de Sèvres, en maugréant :

« quand même, tu exagères mon chou ! Il avait bien raison celui qui disait que les morts gouvernent les vivants ».

 

Louis