Il était 8 h 15

Pour répondre à la consigne: "L'incipit: une heure"

 

 

Image par Gordon Johnson de Pixabay

 

 

 

Il était huit heures quinze ce matin lorsque ma femme me dit :

- Aujourd'hui, tu déménages !

                Alors, je m'interrogeais :

- Mais voyons, Bibiche, ça fait à peine trois ans que nous sommes ensemble dans cette maison, et il faudrait déjà que je déménage et pour aller où?

- Mais non, idiot, c'est dans ta tête que tu déménages !

                 J'ai réfléchi et me suis dit qu'avec mon tempérament rêveur,  ma faculté d'être toujours distrait et d'avoir toujours des chansons dans la tête il m'arrivait parfois de drôles d'aventures. Pas plus tard qu'hier, j'avais écrit sur mon attestation de dérogation de déplacement dérogatoire au confinement à la rubrique  heure  « Minuit chrétien » et que j'avais répondu au gendarme qui me demandait :

- Où allez-vous comme ça ?, je lui avais répondu :

-  A la pêche aux moules 

Il m’avait alors fixé drôlement et m'avais jeté d'un ton sec :

- Vous vous fichez de moi ?

             Je venais de repasser le rôle que j'apprenais pour le théâtre, où on m'a donné à jouer Créon dans Antigone, une tirade m'avait jailli à l'esprit  et je ne sais pourquoi, c'était sorti tout seul:

- Tu ne sais pas ce que tu dis, tais-toi !

                Il m'avait regardé d'un air bizarre, un sourire s'était esquissé sur son visage puis il m'avait rendu mon papier sans oublier bien sûr l'amende appropriée et m'avait répliqué d'une voix mielleuse :

- Vous feriez mieux de rentrer chez vous.

                J'avais oublié cet épisode qui m'avait fait mal surtout à cause de l'amende et me suis mis à réfléchir : « C'est vrai qu'il faut que je déménage »

                J'ai donc mis sur la table tout ce que j'avais dans ma tête et m'encombrait le cerveau. J'ai fait un tri sélectif, mieux rangé  ce qu'il y avait sur mes étagères et rempli trois poubelles pour amener à la décharge. Pour le reste, j'ai fait une mise en boîte par exemple, le théâtre avec le théâtre, les chansons avec les chansons, les salades dans « jardin » . Au moment de tout remettre en place, je me suis aperçu qu'il me manquait au moins une case. J'ai observé attentivement dans ce qui  me restait sur la table et j'ai trouvé que les boîtes « Mauvais souvenirs » et « Cauchemars » que j'avais gardées pour écrire des chansons, je pouvais peut-être m'en passer. Ce que j'ai fait sans peine.

                Désormais, tout est bien en place, mais si je vous croise dans la rue sans vous reconnaître, ne m'en voulez pas, c'est que j'ai sûrement des trucs qui me trottent dans la tête et dont je n'ai pas pu me débarrasser.

 

Jean-Luc

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Gin and Tonic

wikimédia

 

 

 

Antonin.

                   Il était huit heures quinze lorsqu'Antonin entendit la sonnerie stridente du réveil. La tête brumeuse et endolorie, il tourna sa langue râpeuse dans sa bouche pâteuse et regretta de n'avoir pu maîtriser sa consommation de dry gin lors de sa longue soirée d'hier. Il faut dire que depuis que sa compagne l'avait quitté, le chagrin et la solitude lui avaient fait prendre l'habitude de se consoler autour d'un triste verre, suivi d'un autre verre un peu plus triste, parfois d'un autre encore...

                  Il se rappela soudainement que ce matin il avait rendez-vous avec son banquier à dix heures – c'est pour cela qu'il avait mis son réveil à sonner- il allait devoir se la « jouer serré » afin d'obtenir une augmentation de découvert : avec tous ces loyers impayés, son propriétaire le menaçait de le mettre à la porte du modeste appartement qu'il occupait et qu'il louait, à bas prix, dans un des quartiers populaires de  sa ville.

                     Il décida donc de se lever, alla s'observer dans le miroir de sa salle de bain, voir s'il était présentable, et but une grande rasade d'eau au robinet. Il se fit un café serré qui, en l'avalant, le fit grimacer ; une larme roula sur sa joue quand il repensa à Manuella, désormais son ex-compagne dont il était resté amoureux fou. Les choses entre eux deux avaient commencé à se gâter lorsqu’ils voulurent un enfant pour sceller leur union. Mais, voilà, tout ne se déroula pas comme prévu,  les spécialistes consultés affirmaient que c'était lui qui était stérile. L'idée de faire appel à une banque de sperme lui était insupportable car il pensait que, toute sa vie, il se dirait que l'enfant à venir ne serait pas exactement le sien. Les disputes commencèrent à ce propos et la jeune femme avait fini par se laisser séduire par un jeune collègue de travail avec qui elle décida finalement de partager sa vie.

                        Certes, il s'était connecté à de nombreux sites de rencontre – n'avait-il pas droit au bonheur lui aussi ? - mais personne n'avait trouvé grâce à ses yeux, tant son cœur n'était pas prêt à remplacer celle dont il était toujours éperdument épris. Il se prépara donc et se rendit à son rendez-vous.

                               En sortant de la banque, il était très déçu car ça ne s'était pas déroulé comme il aurait pu le souhaiter, son conseiller lui reprochant son manque de revenus, sa maigre allocation de chômage qui de plus « ne serait pas éternelle » ne lui permettait pas de prétendre à un prêt pour absorber son découvert, à moins que quelqu'un ne se présentât comme caution.

                               Marchant le long des rues, il se demandait bien à qui il allait bien pouvoir demander (et qui accepterait) ce service. C'est vrai qu'il avait perdu son emploi il y a de cela environ deux mois : il proposait pour un courtier des placements boursiers et des assurances-vie, mais les cours de la bourse ayant chuté brutalement avec la crise économique, plus personne ne faisait confiance en ce type de placement, l'entreprise qui l'employait avait fait faillite et il s'était retrouvé « sur le carreau ».

                               Perdu dans ses pensées, il se retrouva près de la boutique où travaillait Manuella et une profonde tristesse s'empara de lui. Passant près d'un supermarché, il y entra, acheta une bouteille de dry-gin, puis il rentra chez lui.

                               C'est à ce moment qu'il se souvint de son vieil ami Théo. Ils s'étaient connus à l'école primaire et depuis ce temps étaient toujours restés en contact, bien que de manière irrégulière. Théo était son opposé : autant lui , Antonin était discret et plutôt introverti, autant Théo était toujours le premier à l'apéro à raconter des blagues et avait, avec son tempérament ultra-sociable réussi à se créer un réseau de relations impressionnant. Peut-être le sortirait-il de ce mauvais pas.

 

                                                                              ***

                               Antonin téléphona donc à son ami Théo et peu après se retrouvèrent dans un bistrot à la mode à la périphérie de la ville. Théo raconta d'abord quelques blagues qui réussirent à le dérider. Puis, Antonin lui raconta toute son histoire : sa rupture avec Manuella, son licenciement, ses déboires avec la banque. Son ami l'écouta d'une oreille apitoyée et lui promit de trouver une solution à ses problèmes.

                               Ils en restèrent là, mais dès le lendemain matin, Théo le rappela et lui annonça : « Je t'ai trouvé un petit job, oh, ça ne sera pas la panacée, mais ça te permettra de boucler tes fins de mois et ça viendra en complément de ton allocation chômage. Rends-toi au magasin « Carrefour » de la zone commerciale vendredi à dix heures. On t'expliquera » Antonin le remercia mais n'osa pas en demander plus, Théo aimait à surprendre les gens pour son plus grand plaisir. « On est aujourd'hui mercredi, j'ai le temps de me retourner d'ici là ». Il décida surtout de modérer sa consommation d'alcool pour paraître plus présentable: « Qui voudrait employer un ivrogne ? » se dit-il.

                               Deux jours passèrent, ils lui parurent très longs, ressentant une certaine joie, mêlée d'inquiétude, ne voulant pas décevoir son ami, mais étant persuadé que cela lui offrait un nouveau départ dans sa vie qui  pour lui semblait s'être arrêté avec la départ de Manuella.

                               Le vendredi, il se rendit donc comme prévu au rendez-vous fixé et y retrouva son ami dans le hall d'entrée. « Tu vas avoir une surprise ! » s'exclama-t-il tout en devinant son stress. On lui fournit une tenue traditionnelle d'Auvergnat, un kit de présentation, et des cartons remplis de saucissons. Il ferait – s'il faisait l'affaire- des animations dans les grandes surfaces de la région chaque fin de semaine. Ce week-end, c'était un essai. Par la suite, il toucherait un fixe plus une prime en fonction du chiffre des ventes réalisées. Il remercia son ami et se dit que vendre du saucisson, après tout, ce n'était pas plus idiot que de vendre des assurances-vie. Il enfila sa tenue, s'installa à la tête de gondole qu'on lui avait indiqué, prit le kit d'installation qu'il monta, déballa ses saucissons qu'il disposa sur l'étal ; il en prit un qu'il coupa en fines rondelles pour les faire goûter aux clients et en croqua un morceau au passage (il adorait le saucisson!) pour mieux connaître sa marchandise « Excellent, se dit-il, c'est de la marchandise de bonne qualité, ça devrait bien se vendre, en plus, le prix promotion n'est pas excessif. Il ne manque qu'une tranche de bon pain et un  verre de bon vin ! »

                        Le reste de la matinée passa très vite. Il ne prit même pas sa pause-déjeuner tant il était affairé. En même temps qu'il proposait son produit, il observait les gens qui venaient à lui : Quelques-uns prenaient une rondelle de saucisson et en achetaient, d'autres revenaient plusieurs fois par gourmandise, mais n'achetaient jamais rien, d'autres encore n'osaient pas goûter mais en achetaient. Quelques femmes un peu vulgaires, c'est le moins que l'on puisse dire l'apostrophaient : « Et le saucisson que tu as dans le pantalon, on peut le goûter aussi ? », ou « Et celui que tu caches dans ta culotte, il est bon aussi ? » Au début, il était un peu choqué, mais après il prit ces plaisanteries un peu lourdes avec le sourire.

                        Vers les dix-sept heures, il avait vendu tout son stock, il remballait son matériel lorsqu'une jeune femme, employée au magasin, se rapprocha de lui. Les cheveux bruns mi-longs, de grands yeux bleus, un sourire resplendissant aux lèvres, une poitrine affriolante intimidèrent Antonin qui sentit monter en lui une émotion qu'il n'arrivait pas à maîtriser. La jeune femme lui dit d'une voix doucereuse : « Salut ! C'est la première fois que tu viens ici ? Les affaires ont l'air d'avoir bien marché aujourd'hui » Il resta muet quelques instants, puis il balbutia : « Salut,,, tu es,,, du magasin ? » Elle répondit « Oui, j'y travaille chaque fin de semaine ou quand il y a du monde, on fait appel à moi. Tu reviens demain ? » La gorge nouée, il répondit « Je ne sais pas encore,,, sans doute ,,, il faut que je voie avec mon chef »

                        Il avait le cœur encore un peu chamboulé par cette rencontre, même s'ils n'avaient échangé que des paroles banales, lorsqu'on lui indiqua qu'il fallait effectivement qu'il revienne le lendemain.

                             

                                                                              ***

                        Quelque temps plus tard, tout avait l'air d'aller beaucoup mieux pour Antonin. Certes, sa situation restait précaire, mais ses problèmes financiers commençaient à se résoudre peu à peu, tout comme ses problèmes de cœur. Son chef de la boite d'intérim qui l'employait avait dit de lui à Théo : « Il vendrait de la merde dans du papier de soie », et il avait revu Léa, ils étaient même allés prendre un verre plusieurs fois ensemble à la sortie du travail.

                       Ce soir, il était tout émoustillé car Léa l'avait invité à dîner chez elle, sans qu'il y ait encore quoique ce soit entre eux. Il était donc passé chez le fleuriste et avait acheté un magnifique bouquet de roses rouges et blanches, mais l'idée de commencer une nouvelle aventure amoureuse l'inquiétait car il n'arrivait pas à oublier Manuella. Elle avait tellement insisté qu'il n'avait pas su décliner l'invitation ; « En tout bien tout honneur » avait-elle indiqué, Cela le flattait pourtant que l'on s’intéressât à lui, s'étant senti tellement dévalorisé il n'y a pas encore si longtemps !

                        La soirée se passa agréablement : Léa avait préparé un  petit repas simple mais bon,  ils avaient surtout discuté longuement, raconté leur vie et  leurs déceptions. Antonin parla de nouveau de son licenciement, de Manuella et du reste. Léa avait elle aussi connu  une déception amoureuse, le garçon avec qui elle vivait s'était montré du genre cavaleur – il l'avait trompée à plusieurs reprises-  mais un jour  il avait levé la main sur elle, alors elle décida de reprendre sa liberté. Il ne se passa rien de plus ce soir-là, mais ils étaient heureux de se retrouver en compagnie l'un de l'autre.

                        Bien sûr, la semaine suivante, ce fut au tour d'Antonin de lui rendre la pareille, ce qui lui causa quelques soucis. En effet, depuis son célibat, vivant seul, le ménage n'était pas sa priorité, loin de là, d'autant plus que Manuella  prenait en charge la majeure partie de celui-ci, Il eut beaucoup de peine à remettre son appartement en état car il ne voulait pas altérer son image auprès de Léa qui, elle, était très propre et  très soignée. Il n'était pas non plus très doué pour la cuisine, alors un plat récupéré chez le traiteur fit l'affaire. Cette fois, il n'était plus question dans leurs discussions de leurs passés, mais ils évoquèrent leurs avenirs... Au moment de se quitter,  ils s'échangèrent un tendre baiser..

                                                                              ***

                        Tout allait pour le mieux maintenant pour Antonin : il s'était installé chez Léa avec qui il s'entendait à merveille, même si dans son cœur Manuella le hantait toujours, et compte-tenu de ses résultats en matière de vente, il avait été embauché à temps complet et son responsable l'avait même bombardé chef de secteur. Il continuait cependant ses animations dans les grandes surfaces, à vendre du saucisson ou autre produit de grande consommation.

                        Ce fut à cette occasion qu'un beau jour -et cela était inévitable, parce que tout le monde va plus ou moins dans ces magasins- que Manuella, passant devant son stand de vente, lui apparut, alors que lui n'avait plus aucune nouvelle depuis des semaines. Cela leur fit un choc à tous deux, et l'instant de surprise passé, ce fut Manuella qui prit la parole la première :

- Je vois que tu as retrouvé un job. Tu t'y plais ?

                        Théo était encore sous l'émotion, alors il balbutia :

- C'est mon ami Théo qui m'a trouvé ça, au début j'ai trouvé un peu bizarre de me déguiser, mais je m'y suis fait...

                        Elle prit alors un air suppliant et ajouta :

- Tu sais Antonin, je ne  devrais pas te dire ça, mais je regrette vraiment ce qui s'est passé entre nous, j'ai quitté Seb, tu sais mon collègue,  et si tu le voulais, si tu me pardonnes, nous pourrions peut-être reprendre la vie commune.

- Tu sais Manuella que j'ai eu très mal quand tu es partie, il faut que je réfléchisse, ma vie a changé...

                        Léa, qui travaillait elle aussi dans le magasin ce jour-là, avait assisté à la scène et entendu en partie les propos échangés avec Manuella. Son passé douloureux ressurgit tout à coup, alors elle se rapprocha d'Antonin une fois Manuella disparue, et s'adressa à lui d'un ton que celui-ci ne connaissait pas encore :

- Il va falloir que tu réfléchisses, en effet !

                        Le soir, après le travail, Antonin s'attarda dans un bar sur le chemin du retour et commanda un puis deux verres de dry gin...

 

Jean-Luc