Pour répondre à la consigne "Au fil de l'eau" 

 

l'inondation

 

Image par Inge Wallumrød de Pixabay

 

 

AVANT. Le dimanche 8 septembre.

Nous étions dans notre caravane, il pleuvait depuis notre arrivée vers une heure: orage, éclairs, tonnerre, pluie pétaradant sur le toit. Nous nous disions que nous étions un peu fous d'être venus  pour si peu de temps, contrairement à notre habitude. Mais nous aimions être au Gournier, belle propriété  située dans le Gard. Notre club.

Vers huit heures, Lily est venue nous demander de monter notre voiture sur le terrain de Françoise, point le plus élevé du terrain, car il était question de risque de débordement. Sans plus. Cette éventualité ne m'a pas inquiétée, malgré le fait que je sois extrêmement peureuse.

L'après-midi et notre soirée se sont très bien passés, comme d'habitude...ET

Vers neuf heures et demie, l'avertisseur de crue a retenti. L'horreur allait commencer mais nous ne le savions pas.

Pas du tout effrayés, même moi, nous avons réuni les deux sacs toujours préparés au cas où, comme pendant la guerre d'Irak en cas de bombardement, nous avons fermé à clef la caravane, et nous sommes partis vers le home comme les consignes le préconisaient. Aucune panique: il n'y avait pas d'eau dans la caravane  et même pas sous l'auvent; pas plus qu'entre le jardin et le home. Grosse différence avec l'inondation du 7 octobre de l'année passée!

Notre installation dans le home a été rapide, avec l'aide de notre Lily, toujours là quand il le faut: le "clic-clac" mis en position, des draps proposés par elle, comme retirés d'une boîte magique; Et nous nous sommes couchés, sans anxiété, accompagnés par le tonnerre, les éclairs et la pluie battante.

Loulou s'est endormi. Peut-être vers dix heures, une lampe électrique est apparue à la porte du home : Jean  et Jeannine, pauvres vacanciers de la Baule, venaient se réfugier, comme nous, pensant sans doute être plus à l'abri dans un vrai bâtiment plutôt que dans leur caravane.

PENDANT. Le lundi 9 septembre.

A partir de l'arrivée de nos touristes, je me suis levée souvent pour surveiller le Vidourle, torrent minuscule ordinairement, qui traversait le Gournier: allait-il passer devant la porte du home? Très vite, je l'ai vu commencer à lécher le chemin. Puis monter un tout petit peu et charrier déjà un rondin. A un moment, Jean, debout lui aussi, m'a demandé: «Mais qu'est-ce que c'est?" J'ai simplement répondu: "C'est le Vidourle qui est sorti de son lit et tu vois, des troncs flottent déjà!"

Je n'étais pas encore effrayée car j'avais dans l'oreille la voix du petit Julien, le matin du 7 octobre, me disant:" Fafa, ça monte!", mais pour m'indiquer que le niveau de l'eau n'avait pas encore atteint la dernière marche. Nous en étions loin vers une heure.

L'horreur pour moi a commencé lorsque pour la dixième ou vingtième fois, je me suis levée, toujours pour vérifier le niveau du Vidourle, et que je me suis retrouvée les pieds dans l'eau. Dans le home, pour moi, c'était impensable, car jamais ce n'était arrivé.

La suite, je vais la résumer pêle-mêle. Nous nous sommes tous levés puis réfugiés dans le vestibule, je ne sais pas pourquoi; peut-être parce que ce local était plus petit donc plus intime que la salle commune et peut-être à cause du téléphone.

Sans en être sûre, je pense que d'une heure et demie à huit heures et demie, nous avons passé notre temps à téléphoner aux pompiers- merci, Jean-, à sentir l'eau monter, monter, inexorablement de nos chevilles à nos mollets, à être glacés dans nos vêtements trempés quoique la température soit douce, à voir les chaises, les fauteuils....les congélateurs se mettre à flotter..... Je sais que ce n'est pas possible d'imaginer l'angoisse qui augmente au fur et à mesure que l'eau monte et que le temps passe, si on ne l'a pas vécu.

Peut-être vers deux heures, j'ai vu une lueur tremblotante. Auparavant, j'avais surveillé les tables de la salle à manger d'été disposées devant le home et je pensais que tant que j'apercevais les bancs, tout n'était pas perdu. Mais lorsque la lueur s'est rapprochée, les bancs, les tables, tout était englouti et je me suis dit:"C'est "aussi pire" que l'année dernière!". Je me trompais. Heureusement que je ne le savais pas...

La lumière tremblotante annonçait Roger et Lily qui, leur bungalow envahi par l'eau, se décidaient à nous rejoindre. Quand je pense qu'ils ont eu le courage de traverser le Vidourle en furie, je suis stupéfaite. L'année passée, Loulou et moi, nous l'avions fait et nous avons eu conscience de courir un très grand risque, car, avec le courant si violent et notre vulnérabilité, nous avons pensé être emportés par les flots et fracassés contre les arbres... 

J’ai oublié de dire qu'à un  moment, nous nous sommes retrouvés sans électricité, donc dans le noir complet et sans téléphone fixe. Heureusement, notre portable fonctionnait et le point- phone aussi, ce qui nous reliait à l'extérieur, surtout aux pompiers.

Pendant environ sept heures, nous nous sommes retrouvés à six, assis sur la table du vestibule, plutôt serrés les uns contre les autres, les pieds puis les jambes trempant progressivement dans l'eau. Les uns après les autres, nous avons eu droit à notre crise de tremblements incoercibles, chacun disant c'est le froid, c'est le stress, ce sont les nerfs...

Enfin, un peu de clarté est apparue vers six heures et demie. Impossible de comprendre le bien que ce jour naissant nous a fait à tous...Pour peu de temps. Car l'eau montait toujours...

Dans ma tête, je me disais que ce n'était pas possible de vivre pire que l’an passé. Mais je voyais bien que le home était plein d'eau, le niveau effleurant le plateau de la table, les fauteuils flottant et je me demandais :"Quand ce cauchemar va-t-il s'arrêter?".

Je me suis dit aussi: "Qu'est ce que je préfère: être submergée ou être hélitreuillée?" Car l'hélicoptère me terrorise mais le filin encore plus.

 

Enfin, et je pense que j'aurais dû commencer par cette pensée car elle m'a taraudée constamment, j'étais pressée contre Loulou par manque de place et je me disais tout le temps qu'il risquait peut-être la crise d'angine de poitrine, l'infarctus; l'horreur! Qu'est-ce que  j'aurais fait?

A huit heures je pense, après beaucoup de coups de téléphone de Jean, nous avons entendu le bruit d'un hélicoptère, nous nous sommes précipités à la porte... horreur..., il s'est éloigné. Espoir sans suite.

Et l'eau montait toujours.

Je ne sais pas à quel moment, mais c'est sûr que cet épisode a existé, nous avons entendu des cris. Tout le monde a tendu l'oreille, sans rien comprendre aux hurlements, mais certains, Lily, Loulou, ont dit:"C'est Jean-Yves!".Nous le pensions loin du terrain, Loulou n'ayant pas vu son camping-car à huit heures, quand il a garé la voiture chez Françoise. Nous lui avons crié de ne pas bouger, surtout de ne pas s'approcher du home à cause du danger.

ENFIN, huit heures et demie.

"L'hélicoptère!". Hurlements de plusieurs; mais aussi de moi car j'ai l'ouïe très fine. Oui, c'était LE  NÔTRE. 

Des minutes et des minutes le temps qu'il tourne, qu'il tourne pour le repérage, savoir où se stabiliser pour remonter tout le monde...

Juste le temps pour chacun de s'organiser: l'un pour prendre un petit sac, l'autre pour laisser des documents dans le bureau, sur l'étagère la plus haute, pour Roger, hisser l'ordinateur très haut, moi pour dire à Loulou de passer avant moi car je serais terrorisée de le laisser "en bas"... Enfin peut-être des actes futiles après des heures d'immobilité et d'angoisse.

Je n'oublierai jamais Loulou, toujours assis aussi calme, apparemment, assis sur la table, le seul y restant, attendant son tour, Lily agitant le couvercle rouge-violent  de la poubelle, peut-être Jean ou Roger envoyant des signaux lumineux avec une grosse lampe et un bruit d'enfer ajouté à celui du vent violent, masquant enfin le roulement démentiel du torrent nous entourant. Ce bruit d'enfer étant celui de l'hélicoptère, bien sûr.

Après, les événements se sont précipités.

Tous ceux qui étaient près de la porte ont crié: «Le voilà!". Loulou et moi, nous nous sommes rapprochés, j'ai vu un "extra-terrestre" descendant du ciel au bout d'un filin, s'en détacher, tomber debout dans l'eau, empoigner Loulou, je n'ai pas compris pourquoi, car nous étions convenus de laisser passer Jean et Jeannine avant nous car ils étaient nos touristes, j'ai hurlé: «Non, non!" tellement j'avais peur et Loulou a été harnaché en l'espace d'un instant, s'est envolé et a disparu dans un bruit d'apocalypse.

 Le reste a été rapide mais horrible. Tout le monde sait au club que j'ai peur de tout. L'hélicoptère, l'année dernière, je n'ai pas pu l'éviter. Cette année, quand le pompier, celui que j'ai appelé l'extra-terrestre à cause de sa combinaison de plongeur rose, a attrapé le harnais qui redescendait du ciel, il m'a pratiquement sauté dessus, m'a jeté un regard direct, vif, et...le harnais qu'il m'a bouclé sur le corps, l'anneau qu'il a serré, l'ordre très chaleureux mais sec:" Sac sur le corps, bras serrés contre le corps!", l'instant de hurler:" Non!", et le treuil fonctionnait...

Le temps de l'hélitreuillage, c'est certainement très court, mais impossible à évaluer. Celui de Loulou, le mien, je ne sais pas. J'ai seulement reçu des images. Très disparates, au fur et à mesure de l'opération. Dans le désordre sûrement, j'ai reçu le choc du décollage, rapide comme un arrachage, très éprouvant, au bout du filin, la montée relativement lente, la peur quand j'ai frôlé le bureau, le mât des drapeaux, remontant les jambes; ensuite, je pense que j'ai hurlé, mais dans moi, à moins qu'on ne m'ait entendue crier de Montpellier...Le bruit infernal au- dessus de ma  tête, Le vent extrêmement violent à cause des pales, moi tourbillonnant et me balançant en même temps au bout du filin, un petit regard vers le bas malgré moi apercevant avec terreur une immensité d'eau, un autre très bref m'envoyant l'image de peut-être une quinzaine de caravanes empilées les unes contre les autres, fracassées, dans le lit du Vidourle extrêmement élargi, amassées dans un coude du torrent. L'idée récidivante que le filin allait casser, à chaque secousse, car il ne s'enroulait pas régulièrement. Enfin, l' "arrivée" dans l'hélicoptère: le pompier assis au bord de la porte m'a attrapée vivement, j'étais face à lui, m'a tournée rapidement pour que je lui tourne le dos, m'a empoignée comme il a pu et m'a littéralement hissée sur le plancher en me traînant par terre.. Je suis restée prostrée  roulée en boule, jusqu'à ce que Loulou me supplie de venir m'asseoir à côté de lui: " Chérie, pense à la personne qui va arriver..." Ce qui m'a remis la tête à l'endroit. Je me suis hissée comme j'ai pu à côté de lui. Toujours le bruit infernal, toujours la terreur d'être en l'air, mais j'étais avec lui. Après le sauvetage de Jeannine, nous sommes partis du lieu de l'hélitreuillage, nous avons survolé toute l'immensité d'eau et nous avons été déposés sur la route comme l'année dernière.

APRES.

L'arrivée a été semblable à celle du sept octobre.  Vite, vite, remercier chaleureusement le pilote et le pompier du bord, vite, vite, courir à moitié courbés, assommés par le bruit et le vent infernal, ralentir tout de même dans la montée pour Loulou, sangloter, arriver parmi une petite foule nous attendant, être pris par le bras et guidés vers une voiture.

Avant de pouvoir revenir à la maison, nous avons été entourés comme des survivants et chouchoutés par des inconnus que nous n'avons jamais oubliés. La reconnaissance.

Pendant cette période, Loulou m'a dit un jour une phrase bouleversante: "Sais-tu ce que je pensais lorsque l'eau montait de plus en plus et que les pompiers n'arrivaient pas? Si notre tête arrive à toucher le plafond, nous allons nous noyer la main dans la main. Dans quelles souffrances... mais en nous aimant." J'ai éclaté en sanglots.

RÉFLEXIONS.

Si une telle épreuve peut apporter le sentiment de reconnaissance dont je viens de parler, elle engendre souvent un état de choc qui nécessitera à plus ou moins brève échéance un suivi psychologique afin de retrouver une stabilité, une tranquillité d'esprit.

L'eau est  indispensable à la vie mais elle se fâche parfois très, très violemment.

 

Fabienne